Le spectacle et le vivant : leçon d'écologie
La crise écologique n'est plus à démontrer. L'impact de l'Humain sur la planète et le climat est indéniable, à tous les niveaux. Le monde de la culture ne peut pas s'extraire des actions à mener pour limiter les changements climatiques que nous allons subir dans les prochaines années.
Chez Mon cher Watson, nous essayons de montrer les différentes propositions lancées par les professionnels de la culture pour s'engager dans la transition écologique. Nous avions d'ailleurs suivi avec beaucoup d'attention les conférences sur le sujet lors de Journées du Management Culturel 2019 (lire notre bilan). Alors, quand nous avons entendu parlé de la rédaction d'un livre blanc sur le spectacle vivant et l'écologie, nous avons décidé d'enquêter auprès de ses rédactrices.
Sophie Lanoote et Nathalie Moine travaillent toutes les deux au quotidien avec de nombreux professionnels du spectacle vivant. Elles en connaissent parfaitement les rouages, les enjeux et les problématiques. En novembre 2020, elles se sont lancées dans une série d'interviews de professionnels pour connaître leurs vision de la transition écologique dans leur secteur. De ces rencontres, elles ont tiré un livre blanc très fourni qui montre toute la complexité de cette question, entre valeurs personnelles et citoyennes et réalité économique du terrain. Elles proposent également 20 pistes de solutions pour intégrer cette démarche au sein des entreprises et institutions culturelles du spectacle vivant.
Alors, comment intégrer l'écologie à nos pratiques professionnelles ? La réponse avec Sophie Lanoote.

- Bonjour Sophie, pouvez-vous nous présenter votre parcours professionnel et votre métier d’aujourd’hui ?
J’ai commencé mon parcours dans la culture et le spectacle vivant au Théâtre des Champs-Elysées, il y a déjà vingt ans ! Je suis passionnée de théâtre et de danse depuis l’enfance, mais ma vocation véritable a toujours été la musique. C'est pour cela que j’ai tout d’abord collaboré avec des ensembles de musique baroque, cette deuxième génération de « pionniers » qui avaient entrepris de révéler et magnifier tant de trésors oubliés, et avec quel succès !
À 28 ans, j’ai concrétisé un projet de longue date : créer mon entreprise. Galatea a été dévolue d’emblée au management artistique, à la production de concerts et au conseil. Pendant dix ans, mon équipe et moi-même avons représenté des solistes, chefs d’orchestre, compositeurs, compositrices et ensembles musicaux. Nous travaillions non seulement à développer leurs carrières, mais également à valoriser dix siècles de musique, depuis les répertoires médiévaux jusqu'à la création la plus avant-gardiste.
Le conseil a pris une proportion croissante dans notre activité, à tel point que nous avons décidé, en 2017, de nous y consacrer. Nous accompagnons les acteurs culturels privés et publics dans la conception et le déploiement de leurs projets, ainsi que la transformation de leurs organisations et de leurs pratiques managériales.
Actuellement, ce qui concentre toute mon attention (ou presque), ce sont les enjeux de transformation. Au printemps 2020, en effet, j’ai résolu de faire converger mes convictions de citoyenne et ma pratique professionnelle, pour en faire un seul et même engagement en faveur de la transition écologique et sociale. Si ma prise de conscience de l’urgence climatique est antérieure à la crise que nous traversons en ce moment, ma mise en mouvement lui est concomitante et me permet aujourd’hui d’envisager mon métier et ma contribution sous un jour nouveau et assez enthousiasmant !
On ne peut pas dire que le sujet de la transition écologique et sociale soit suffisamment à l’agenda du spectacle vivant, ni que les projets d’établissement et feuilles de route en fassent une vraie priorité. Pour l’instant… Mais cela va changer, car déjà se manifeste dans nos rangs « l’impérieux désir de prendre part », comme ma consœur Nathalie Moine et moi-même l’écrivons dans notre livre blanc.

- Vous avez donc publié un livre blanc sur l’impact de la transition écologique dans le secteur du spectacle vivant. Comment vous est venu l’idée de faire cette étude ? Comment l’avez-vous réalisée ?
Nathalie et moi, nous avons fait connaissance à l’automne dernier. L’entente a été immédiate : nous partagions une même détermination à agir. Dès lors, la collaboration entre Galatea Conseil et Florès, la société de Nathalie, était une évidence. Nous avons fait ensemble ce que nous savons faire : questionner, mettre en perspective, en dialogue. Raconter. Accompagner.
L’enquête, puis l’écriture à quatre mains, ont été le creuset d’un état des lieux et d’une prospective approfondis. Nous avons fait de ce travail sur Le Spectacle et le Vivant notre chantier prioritaire quatre mois durant. Avec le recul, on a été ambitieuses : le sujet est pour le moins complexe ! On s’est interrogées ensemble : comment pouvions-nous agir, à notre mesure, pour faciliter la transition des acteurs culturels ? Nous sommes parties en exploration, en terrain connu et inconnu à la fois, ravies de nous saisir pour de bon des questions suivantes : comment les acteurs culturels peuvent-ils contribuer à l’édification d’un monde plus juste et plus durable ? En quoi sont-ils essentiels dans cette entreprise ? Nous nous sommes mises en chemin prudemment : le moment était-il bien choisi pour poser des questions engageant le long terme ? Oui, de l’avis des soixante et quelques personnes que nous avons rencontrées, de profils très différents : des directions, mais aussi des personnes en prise plus directe avec ces questions (responsables durabilité, responsable des projets de décentralisation, etc.), des acteurs publics de la culture, des analystes, anthropologues… Nous avons eu la chance d’avoir des échanges vraiment passionnants et de voir que des perspectives extraordinaires se dessinent autour de ce vaste sujet. Notre objectif était – et demeure toujours – d’encourager et faciliter la mise en mouvement des acteurs culturels, en leur donnant à la fois des outils conceptuels et pratiques. Par conséquent, le fruit de notre travail est assez dense.
- La transition écologique est-elle un élément important pour les acteurs du spectacle vivant ? Et plus largement dans la culture ?
Pour vous répondre, je crois utile de préciser que nous nous sommes focalisées sur un périmètre bien délimité : le spectacle vivant subventionné, en France. Ce qui est déjà un périmètre conséquent, au regard de la typologie des disciplines artistiques, acteurs, lieux et territoires concernés.
La transition écologique et sociale – nous tenons beaucoup à ces deux facettes de la transition et à leur articulation – est importante pour les acteurs du spectacle vivant, mais cette affirmation appelle des nuances. Les acteurs du spectacle vivant partagent les mêmes inquiétudes que les Français, c’est indéniable. Les professionnels font état de leur sentiment de responsabilité à l’égard du vivant et de la transition. Un point de bascule a été atteint dans le secteur culturel, comme dans l’opinion, au tournant de 2019/2020. Il permet une prise de conscience et même un changement d’échelle, de l’individuel au collectif. En témoigne l’émergence d’un certain nombre de réseaux et collectifs au sein de la sphère culturelle.
Mais la situation est différente dès lors qu’on considère les organisations et leur propension à agir en faveur de la transition, et ce d’autant plus que leurs cahiers des charges ne font pas état des enjeux écologiques. Elles n’ont certes pas attendu la crise pour s’engager dans le domaine social et s’y constituer une forte expertise, en partie grâce aux actions de médiation déployées depuis des décennies. Encore récente, la question écologique fait quant à elle l’objet d’un traitement à part et ne bénéficie pas d’un cadre partagé par l’ensemble des acteurs, ni d’une articulation avec l’engagement social. Le cloisonnement constaté entre les métiers, entre les acteurs, entre les lieux de culture et le monde, expose à un risque de perte de sens et de rupture entre le spectacle et le vivant. Pourtant, les enjeux sociaux et écologiques s’inscrivent dans un continuum et représentent le vivant du spectacle, sa ressource première !

- Vous avez rencontré de nombreux professionnels du secteur pour réaliser cette étude. Laquelle (Lesquelles ?) a été la plus inspirante ?
Qu’il est difficile de vous répondre sans être injuste ! Chaque rencontre a été inspirante, à sa manière, ne serait-ce qu’en raison des termes employés par nos témoins. Nous souhaitions faire une véritable étude qualitative. Une étude quantitative nous aurait fait manipuler des chiffres. Ici, nous avons été confrontées à énormément de mots. Et quels mots ! Bien souvent, ce sont eux qui sont porteurs de solutions, par leur étymologie, par la manière dont nous les pétrissons, les polissons, nous les approprions ou les rejetons.
Nous avons cerné très vite, dès l’orée de notre enquête, qu’elle serait aussi porteuse de forts enjeux lexicaux : quels termes allions-nous choisir pour interroger les personnes que nous avions identifiées ? Quels mots pouvaient susciter l’adhésion de nos interlocuteurs et interlocutrices à l’objet de notre recherche ou au contraire les chiffonner ? Quels mots pouvaient, de manière générale, fédérer ou dissuader les acteurs ? La transition est un sujet éminemment politique. Les enjeux sont d’une telle ampleur, par le fait qu’ils engagent l’avenir non seulement de l’humanité mais de tous les vivants, qu’il est essentiel de parvenir à parler un langage commun au moment de faire front ensemble, de chercher et mettre en œuvre des solutions ensemble. La transition est un processus vivant, comme la langue…

- La réalisation de ce livre blanc vous a-t-il conforté dans vos convictions, ou à l’inverse, remis en question votre vision du développement durable dans la culture ?
Mener à bien ce livre blanc, c’était, pour Nathalie et moi, un travail à la fois d’enquête, par ses modalités opératoires, mais aussi de recherche. Nous avions formulé des hypothèses de départ, nous avions des intuitions, mais nous restions ouvertes à ce que nous allions débusquer dans le cadre de nos recherches documentaires et des échanges. À aucun moment, il ne s’est agi pour nous de corroborer par l’enquête ce que nous pensions a priori. Nous avions conscience que nos convictions, notre engagement commun, s’ils étaient la motivation de cette étude totalement indépendante dont nous nous sommes « auto-saisies », pouvaient également constituer un biais. Nous nous sommes donc efforcées de les tenir à juste distance.
C’était aussi nous laisser la possibilité de nous faire surprendre, au sens positif du terme, par la réalité du terrain, par la pertinence de nos interlocuteurs, comme par les vertus de l’exploration. Exactement comme le font les artistes : ils peuvent avoir un dessein, une intuition, mais lorsqu’ils démarrent un projet, ils n’en connaissent jamais l’issue d’emblée. C’est tout le piquant de l’affaire ! Et c’est ce qui peut permettre aux acteurs du spectacle vivant de se saisir des enjeux de la transition en confiance. Quand bien même le besoin de s’interroger en profondeur, de monter en compétences ou de s’adjoindre le renfort d’expertises tierces se fait sentir, ils ont déjà des atouts et la capacité de faire leur part de la transition. Les y aider, et ce en pleine cohérence avec leurs identités singulières, c’est tout notre propos.
Merci Sophie d'avoir accepté de nous parler de votre étude, tellement utile pour le secteur culturel.
Pour lire le livre blanc "Le Spectacle et le vivant - 20 propositions pour contribuer à la transition écologique et sociale", il vous suffit de remplir le formulaire sur le site de Galatea.
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Sophie Lanoote et Nathalie Moine étaient invitée sur France Musique le 13 mars 2021. Elles répondent à la question : "Comment les acteurs du spectacle vivant peuvent-ils contribuer à construire un monde plus juste et plus durable ?". Le replay est à écouter ici !
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